Ce n’est pas neuf, et on trouve ça dans à peu près tous les domaines : les « gros » ont tendance à écraser les « petits ». Le monde des réseaux ne fait pas exception. Parfois, on se dit que c’est fait exprès, et des tas de gens s’évertuent à corriger ou réguler les choses, tentant d’améliorer la situation.
C’est souvent peine perdue, et SCANI a touché du doigt deux exemples très concrets ces derniers mois.
GCBLO, un petit x2 pour le plaisir
La petite histoire, pour commencer.
Les « tarifs GCBLO ». Derrière cet acronyme barbare se cache un produit de la libéralisation du marché des télécom : pour que les opérateurs puissent déployer leurs réseaux sans avoir à creuser de nouveaux trous, le régulateur a contraint France Télécom, puis Orange, à permettre à tous les acteurs d’utiliser les infrastructures existantes.
Bien évidemment, cet usage n’est pas gratuit. On vous passera le récit de l’usine à gaz qui sert à calculer les prix, mais en gros, ça dépends de la longueur et du diamètre du câble qui est posé. Dans le cas de SCANI, pour quelque chose comme une vingtaine de kilomètre de câbles de divers diamètres, notre dîme mensuelle est d’environ 350 € par mois.
Une sous-histoire vaut la peine d’être notée, le gros de ces infrastructures datent d’avant la privatisation, et une bonne partie de celles réalisées après NE SONT PAS la propriété d’Orange. Qu’à cela ne tienne, comme on dit dans le métier, « si c’est sous le trottoir ou que c’est un poteau, jusqu’à preuve du contraire, c’est à Orange », et dans la pratique, Orange facture bien souvent la location de génie civil qui ne lui appartient même pas, avec trois grandes familles de cas :
- Personne n’est capable de déterminer la propriété
- Lorsque les travaux ont été réalisés, Orange a « offert son aide » en payant les chambres de tirage … Et comme c’est la seule chose à laquelle on accède, une fois les travaux terminés, eh bien Orange considère que tout lui appartient
- Les propriétaires des infrastructures (souvent les communes, mais pas uniquement), on la flemme de gérer une offre d’accès à leur génie civil, le coût humain et financier d’une telle gestion étant bien souvent plus élevé que les gains potentiels
On pourrait se dire qu’Orange pourrait effectuer cette gestion au bénéfice de ces collectivité, mais non, Orange ne fait que payer une RODP (Redevance d’Occupation du Domaine Publique) dont il est souvent le payeur ET le décideur, les collectivités étant dans l’incapacité matérielle de vérifier la réelle occupation du domaine public. Certaine ont tout de même réussi à obtenir les bonnes informations et ont, au prix de longs mois de procédures, à récupérer les sommes dues.
Bref, pour d’obscures raisons, ce tarif a bondi de 70% au mois de mars et promet encore un 20/25% supplémentaire en janvier 2025.
Cette hausse est supposée refléter les coûts d’entretien des-dites infrastructures. Chacun jugera en regardant 100 mètres alentours de chez lui du bon entretient des infrastructures (notamment aériennes).
Le mode STOC, la grande foire au n’importe quoi
Vous avez déjà vu (ici, entre autre) ces armoires fibres totalement ravagées. Chacun y va de sa petite explication sur le pourquoi du comment. Essentiellement pointés du doigt, des sous-traitants peu scrupuleux qui sacrifient la qualité de leur travail au bénéfice de la quantité.
Quand on est payé à la tâche, finalement, c’est assez logique. Mais il y a, selon nous, avant tout, un soucis général dans l’organisation des interactions entre les différents acteurs de ce marché. Rembobinons quelques instants si vous le voulez bien.
Au commencement était France Télécom. Tout était rose dans un monde parfait. Le réseau était fabriqué et maintenu par une seule et même structure, détenue par l’état, garante de l’intérêt général. Un beau matin, il a été décidé que ce secteur devait bénéficier de la formidable main invisible du marché, et il a donc été nécessaire d’organiser le-dit marché.
Comme le réseau n’avait physiquement pas été pensé pour ça, c’est encore Orange qui gérait le gros des opérations de terrain du temps ou on parlais du réseau cuivre.
Quand soudain, la fibre optique arriva. Nouveau réseau, nouvelle organisation, et du coup, autant le penser convenablement pour qu’il soit exploitable par toutes les parties prenantes. Si on reprends rapidement, il y a 3 segments dans les réseaux fibre en France :
- Entre le central (NRO) et les armoires dans les rues (PM ou SRO)
- Entre les PM et les boîtiers aux abords des maisons (PB ou PBO)
- Entre les PB et les prises dans les maisons (PTO)
Évidemment il y a des choses avant les NRO et des choses après les PTO, mais ce sont ces trois segments de réseau qui occupent le plus les débats en France depuis quelques décennies, et plus particulièrement le dernier.
Parce que voyez-vous, quand on construit un réseau fibre, il est « fini » quand les 3 segments sont finis. Tirer un câble avec 288 fibres entre une armoire dans une rue et des boîtiers, ça prends au plus quelques jours. Tirer 288 câbles avec UNE fibre dedans entre des boîtiers et 288 maisons, ça va prendre en gros 6 mois (si on veut que ça soit bien fait).
Du coup, les gens, élus en tête, ont pris l’habitude de dire que « la fibre est déployée » quand les deux premiers segments du réseau sont quasi-terminés. Et pour le dernier, eh ben .. C’est « à la discrétion des opérateurs ».
A l’attention des connaisseurs, on ne parle ici que de la ZMD, le cas est un brin différent (mais pas moins ubuesque) en ZTD.
Si on a jugé bon de garder une certaine centralisation sur les deux premiers segments du réseau, qui sont généralement géré par un seul opérateur dit « opérateur d’infrastructure », et donc, en principe, bien maintenu, Ces opérateurs d’infrastructures se comptent sur les doigts des mains et occupent chacun un certain nombre de zones géographiques. Ils déploiement soit en fonds propre (cas d’Orange dans les agglomérations généralement), soit sous la forme d’une délégation de service public (dans ce cas, le réseau appartient à la collectivité, généralement le département mais pas toujours)
Le dernier segment, lui, est déployé au fil de l’eau, lorsque les habitants de la maison concernée s’abonnent à la fibre, et là, c’est le drame. Bienvenue dans le « mode STOC » (pour « Sous-Traitance Opérateur Commercial »).
L’opérateur commercial, c’est celui qui vous vends votre connexion.
Vous vous abonnez chez un opérateur, il vient chez vous, il vous installe « la fibre », il branche sa box, et c’est le bonheur de l’internet très haut débit. Ça, c’est la promesse. Mais comme le réseau ne lui appartient pas, malgré le gros marketting « La fibre par Machin », eh bien la réalité est un brin plus compliquée :
- Vous habitez 1 chemin Tordu à Trifouilly-Les-Bains
- Vous vous abonnez chez Béton Télécom
- Béton Télécom cherche si il a un lien avec l’opérateur d’infrastructure qui dessert Trifouilly-Les-Bains. Il trouve qu’il s’agit de Télé-mer-Com et qu’il travaillent ensemble. Jusqu’ici, tout va bien.
- Il vérifie si votre logement a été référencé chez Télé-mer-Com, avec toutes les difficultés que ça peut représenter
- Il demande à Télé-mer-Com de vous attribuer une fibre entre le boîtier à côté de chez vous et l’armoire du coin ou Béton Télécom a installé de quoi accueillir votre connexion
- Télé-mer-Com réponds « oui » ou « non » en fonction de critères qui lui sont propre (dès fois, c’est « non », et tu sais même pas pourquoi)
Et c’est là que les choses deviennent marrantes si l’opérateur d’infrastructures a répondu « oui »
- Télé-mer-Com rappel Béton Télécom en lui disant « heeyyy copain, comme on a signé un contrat de sous-traitance, y’a le gars au 1 chemin Tordu à Trifouilly-Les-Bains qui voudrait la fibre et on trouverait ça bien que ça soit toi qui y aille (lors de cette demande, Beton Télécom devient donc sous-traitant de Télé-mer-Com, les rôles s’inversent)
- Béton Télécom envoi ses gars (ou plus probablement des sous-traitants) faire le boulot. À la suite de quoi, en tant qu’opérateur commercial, ils n’ont de compte à rendre à personne, aucune photo à prendre, pas d’inspection ni de contrôle qualité, ils ont juste à déclarer si ils ont réussi à installer la fibre ou pas
- Une fois le boulot terminé, Béton Télécom rappel Télé-mer-Com en disant « ayééé, on a livré la connexion que tu nous a demandé ». Béton Télécom fait sa facture à Télé-mer-Com pour le boulot (de 100 à 800 € en fonction des contrats passés et du type de déploiement fibre) et la relation de sous-traitance s’arrête là
Les opérations reprennent alors leur cours normal :
- Télé-mer-Com rappel Béton Télécom (le vrai, pas celui considéré comme un sous-traitant, oui, c’est le même, mais suivez un peu bordel !!) pour lui annoncer la bonne nouvelle : son client est fibré, il peut aller installer sa box ! (en vrai, elle a été installée par les gens qui sont venus à l’étape d’avant, mais chuuuut) et lui annonce qu’il lui facturera donc cette installation, quelque chose entre 100 et 500 € en fonction des contrats
- Béton Télécom réponds « merci » et confirme si ça marche ou pas (bon, il avait déjà confirmé au point précédent hein)
- Télé-mer-Com ferme le dossier
Vous le voyez, c’est déjà une belle usine à gaz. On ne résiste pas au plaisir de vous montrer le diagramme de flux qui va avec :
Vous voyez la partie grisée, c’est le fameux cas ou les choses s’inversent et ou le fournisseur devient le client et inversement.
Pourquoi on a fait ça ? Parce que les opérateurs commerciaux ont insisté très fortement pour « rester maîtres de la relation avec le client ». Et comme déployer la fibre suppose d’aller CHEZ les gens, il fallait absolument monter tout ce bordel.
Tout ça pour finir par envoyer des sous-traitants qui, souvent, bossent pour tous les opérateurs en même temps … Oui oui, vous avez bien lu.
Maintenant que vous avez le contexte …
Voilà l’histoire durant laquelle nous sommes tombés dans un trou noir : lorsqu’on rencontre un problème pendant un déploiement, en tant qu’opérateur commercial, on indique à l’opérateur d’infrastructure (Télé-mer-Com dans notre fable) qu’il y a eu un soucis. Dans notre cas, le fourreau entre la maison de l’abonné et la chambre sous trottoir est cassé et donc le câble ne passe pas.
On envoi donc un échec de raccordement avec une « demande de reprovisionnement à froid » en indiquant qu’il y a un problème. Et là, on nous renvoi notre truc dans le nez en nous disant « faut constituer un DOSTEC ».
Voilà un nouvel acronyme, celui là est plutôt gentil : DOSsier TEChnique. Bon, alors allons voir le modèle que l’opérateur d’infrastructure nous a donné. Que des informations et des instructions qui font sens, dont :
- Indiquer l’endroit ou ça se situe
- Marqué le point probable de casse à la bombe verte et prendre le tout en photo
- Indiquer l’adresse du point A et l’adresse du point B et faire tout un tas de photos
Bref, l’idée, c’est que le quidam moyen qui n’a rien suivi au film soit en capacité de venir réparer et n’ai pas à se poser 36000 questions avant de procéder. C’est aussi dans le but d’éviter les erreurs, que ce soit d’un côté ou de l’autre (ben oui, le mec qui va défoncer la rue, il va vérifier, avant, que c’est effectivement un réel problème, histoire de pas creuser pour rien).
Mais … Attendez un peu …
Dans cette histoire, nous, nous sommes sous-traitants de l’opérateur d’infrastructure. Et les fichiers DOSTEC, c’est la norme entre les opérateurs d’infrastructures et les opérateurs de génie civil … Pourquoi ce serait à nous de le remplir ?
Et bingo … Dans la plus pure théorie de comment c’est organisé, ce serait effectivement à l’opérateur d’infrastructure de s’occuper de ça .. Mais comme c’est l’opérateur commercial qui va sur le terrain et constate les dégâts, dans la réalité, c’est à lui de le faire.
D’un point de vue purement pratique, ça semble pas débile … sauf que … pour le faire, et le faire bien, il faut des informations que … Les opérateurs de génie civil et les opérateurs d’infrastructures … Ne fournissent pas aux opérateurs commerciaux.
En interne chez Orange, et manifestement dans leurs filiales qui gèrent des réseaux d’initiatives publique, il y a une application « GéoRéseaux », mais impossible d’y avoir accès. Il y a également le PIT (Plan ITinéraire) d’Orange, qui récapitule l’ensemble du génie civil disponible avec tout un tas de référence, mais il ne fait pas non plus partie du package de la relation commerciale entre « opérateurs d’infrastructure » et « opérateurs commerciaux ».
Mais alors … « comment font les autres ? » … Eh bien ils se démerdent. D’autant que quand tu fais partie du club des 4bigs, c’est quand même manifestement vachement plus simple que quand t’es la petite coopérative du coin.
En conclusion …
Vous vous souvenez, en début d’article, des raisons évoquées par certains pour expliquer le bordel ambiant dans le déploiement de la fibre ? Quand le sous-traitant de rangs 7 vient avec son rouleau de scotch et son mug de café à moitié vide pour seuls outils, c’est finalement pas très étonnant, mais quand on se rends en plus compte que la relation commerciale la plus haute de tous ces rangs est aussi mal foutue, ça fini de brosser le tableau idéal : celui d’un réseau supposé nous durer 40 ans, qui a coûté la bagatelle de 36 milliards … Et qui est organisé avec les pieds.
Bon, histoire de pas se faire taxer uniquement de râleurs invétérés (on a l’habitude), on tient quand même à souligner que les équipes de BFCFibre (l’opérateur d’infrastructure sur notre zone de chalandise) est plutôt très coopératif sur ce sujet et fait ce qu’il faut régulièrement pour adoucir les angles trop pointus pour nous. Merci à eux !